“En Turquie, il y a une vraie énergie, une envie de créer un avenir nouveau pour soi et pour la société” Solène Pignet, fondatrice de Creators for Good

"En Turquie, il y a une vraie énergie, une envie de créer un avenir nouveau pour soi et pour la société" Solène Pignet, fondatrice de Creators for Good

La Turquie n’est pas forcément le pays auquel on pense pour s’expatrier et y créer son business quand on vit en France. Le pays a plutôt une réputation d’instabilité que de richesse entrepreneuriale vu de l’Hexagone ! Des idées reçues selon ceux qui ont fait le pari de s’installer à Istanbul, à l’image de Solène Pignet installée depuis plusieurs années en Turquie, tout d’abord en qualité d’expat salariée puis depuis quelques temps comme entrepreneure avec Creators for Good, une agence de conseil en stratégie, spécialisé dans l’accompagnement des entrepreneurs sociaux. Un business qu’elle gère depuis internet dans le monde entier. Le rêve non ?

Solène Pignet, fondatrice de www.creatorsforgood.com, à l’espace de co-working Kolektif House, Istanbul, Turquie

Solène Pignet, fondatrice de www.creatorsforgood.com, à l’espace de co-working Kolektif House, Istanbul, Turquie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qui êtes-vous, qu’est ce qui vous a amené en Turquie, qu’y faites-vous ?

Je m’appelle Solène, je suis une ex-parisienne de 28 ans installée à Istanbul depuis 2 ans. Je suis venue une première fois en Turquie en 2012, pour une mission de 6 mois. Je travaillais alors pour une entreprise anglaise, spécialisée en recherche macro-économique. Je suis complètement tombée amoureuse du pays, et suis revenue m’y installer mi 2013. J’avais un bon boulot (et un super salaire d’expat), mais je ne supportais plus de travailler dans une entreprise qui ne partageait ni mes valeurs, ni ma vision du monde. L’expatriation est souvent l’occasion d’apprendre à mieux se connaitre, à affirmer qui on est vraiment. Un an après mon installation, j’ai donc plaqué mon ancien job pour créer ma boite. J’ai fondé Creators for Good, une agence de conseil en stratégie, spécialisé dans l’accompagnement des entrepreneurs sociaux.

L’expatriation est souvent l’occasion d’apprendre à mieux se connaitre, à affirmer qui on est vraiment

Avez-vous déjà été expatriée ailleurs ? Qu’est-ce qui vous motive dans l’expatriation ?

Oui, j’ai aussi été expatriée en Afrique du Sud, au Nigeria, en Indonésie en en Russie. Ce sont des motivations professionnelles qui m’ont amené à m’expatrier. J’avais déjà vécu à l’étranger pendant mes études – au Japon pendant un an. J’ai principalement vécu dans des pays émergents, et je suis devenue addict au dynamisme de ces pays jeunes en pleine transformation. Ce qui me motive aujourd’hui, c’est d’être challengée au quotidien – de manière positive. L’expatriation (même au bout de 5 ans !) cela nécessite beaucoup de curiosité, de capacités d’adaptations, et de patience. Cela apporte une grande satisfaction personnelle, car on se dépasse au quotidien. Et il semble même que cela donne des ailes professionnellement 😉

L’expatriation (même au bout de 5 ans !) cela nécessite beaucoup de curiosité, de capacités d’adaptations, et de patience

Comment s’habitue t-on à une culture qui est différente de la nôtre quand on s’installe en Turquie ?

Je ne sais pas vraiment si on s’habitue 😉 Je dirais plutôt qu’on trouve son équilibre. On construit la vie qui nous convient, en intégrant les opportunités du pays, et en se protégeant des aspects qui nous conviennent le moins.
L’adaptation en Turquie est plutôt facile, car c’est un pays à la culture et à l’histoire mixte. Séculaire et musulman à la fois, oriental et occidental, traditionnel et moderne. C’est d’ailleurs ce qui m’a séduit et poussé à m’installer ici : l’équilibre parfait entre confort et challenge. Entre repères et découvertes. Entre se-sentir-chez-soi et voyager. C’est surement ce qui explique aussi, au-delà de la beauté de la ville, que nombre de nationalités – d’occident et d’orient – qui s’y sentent bien rapidement.

Comment vivez-vous les troubles qui secouent le pays depuis un moment ?

C’est une question compliquée ! En fait, « les troubles » n’ont aucun impact sur la vie quotidienne. Par contre, il est vrai que l’avenir du pays est assez peu prévisible, ce qui le rend inquiétant. C’est en fait souvent le cas dans les pays dits « émergents », qui n’ont pas encore une si longue expérience de la démocratie (voire dans certains cas, pas de démocratie du tout) et donc des institutions assez peu solides, une législation à géométrie variable et des prises de décisions politique difficile à anticiper. Pour ce qui est de la Turquie en particulier, la direction que semble prendre le gouvernement en place est en effet inquiétante pour l’avenir du pays : moins de liberté de la presse, plus de religion dans la sphère publique – éducation inclus, une croissance économique qui stagne (à 4% tout de même).

Cependant, je tiens à rappeler que la Turquie reste dans la région un pays bien moins « secoué » que la Grèce, l’Ukraine, ou la quasi-totalité des pays du Moyen-Orient méditerranéen. Dans la vie quotidienne, ces troubles ne se ressentent qu’à la lecture des médias. Peu de personnes le savent, mais la Turquie est un pays où il fait extrêmement bon vivre. Au-delà du beau temps et du coût de la vie relativement bas, Istanbul est une ville bien moins dangereuse que Paris (Ou Londres. Ou New York). Pas besoin de 5 antivols pour son vélo, pas de pickpockets dans le métro, pas même de « pssit mademoiselle » quand on met une jupe pour sortir ! Pas besoin d’éviter de croiser un regard quand on rentre seule la nuit. Ça change de Paris ! Je grossi un peu le trait, et il y a ici aussi des quartiers moins bien famés. Des mauvais endroits et des mauvais moments. Voire des risque d’attentats.. comme partout ? Les vrais enjeux sécuritaires existent à la frontière Syrienne, pas dans le reste de la Turquie.

Au-delà du beau temps et du coût de la vie relativement bas, Istanbul est une ville bien moins dangereuse que Paris (Ou Londres. Ou New York)

Comment sont perçus les français expats ?

Ici, les français ont très bonne réputation. Un certain nombre de turcs parle même très bien le français, car plus d’une dizaine d’établissements scolaires turcs proposent un enseignement en langue française – héritage de l’influence des jésuites à Constantinople. La Turquie est bien plus Francophile que la France est Turcophile. Je fais partie de ceux qui inversent la tendance 😉 La présence d’expatriés français est aujourd’hui en forte expansion (même si relativement petite comparé à la communauté Allemande, Russe, ou même Américaine). En tant qu’expatriée française, je me sens très bien accueillie. Je crois que les turcs ont une bonne perception des français qui s’installent ici, tout comme des entreprises françaises qui s’implantent (Renault, Alstom, Carrefour, Accor, Schneider, etc).

Les turcs ont une bonne perception des français qui s’installent ici, tout comme des entreprises françaises qui s’implantent

Comment développez-vous votre business depuis la Turquie ?

Ici, c’est quasi impossible de développer un business localement sans (bien) parler turc. De plus, le développement durable est loin d’être une notion répandue ou populaire. L’entrepreneuriat social – hors secteur associatif / ONGs – est quasi inexistant. J’ai donc pris le parti de développer mon business 100% en ligne : je fais la promotion de mon offre de service via mon site Internet et les réseaux sociaux, et sans prospection grâce à une stratégie de « marketing de contenu » que j’ai apprise des États-Unis. Je consulte auprès de mes clients grâce à Skype et autres outils en ligne, aux quatre coins du monde : États-Unis, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Suisse, Arabie Saoudite, Ouganda… C’est la magie d’Internet ! Je travaille en anglais (et aussi parfois en français), je gagne ma vie en euros, et je vis au soleil. La vie « sur-mesure » en somme 😉 L’avantage principal que je trouve à entreprendre depuis la Turquie est la dynamique entrepreneuriale du pays. Ici, il y a une vraie énergie, une envie de créer un avenir nouveau (pour soi- même et pour la société). Cerise sur le gâteau, le coût de la vie est bien plus faible qu’en France, et j’ai donc atteint l’équilibre financier plus rapidement que si j’étais restée parisienne.

Il y a une vraie énergie, une envie de créer un avenir nouveau pour soi- même et pour la société

Y a t-il des réseaux d’entrepreneurs que vous avez rejoints ?

Oui, je suis intervenante dans un réseau professionnel francophone qui s’appelle VIA Pro. Ce réseau s’est développé pour accompagner les expatriés français à évoluer dans leur carrière malgré les difficultés rencontrées en Turquie (à part les contrats d’expat et autres VIE, difficile de décrocher un bon poste à Istanbul sans parler Turc. Certains en profitent pour faire un bilan de compétence, d’autres pour créer leur boite ou monter un projet associatif).

A l’international, je fais partie de la Female Entrepreneur Association, une asso pour femmes entrepreneures en ligne qui a démarré au UK. C’est une asso géniale en termes de formation, et de networking.

Comment s’est passée votre « adaptation » au pays, à la communauté ?

Très bien ! La Turquie est un pays où il fait bon vivre, et Istanbul est une ville absolument géniale. Il est relativement facile de se faire des amis turcs, parmi la minorité de ceux qui parlent anglais (il est vrai). Je travaille dans un espace de co-working entourés de jeunes tous plus créatifs qu’ingénieux. Cette communauté d’entrepreneurs m’a permis de me sentir « dans mon élément » très rapidement, et de pallier à la solitude de l’entrepreneur (voire, la solitude de l’expatrié !).

La communauté d’entrepreneurs m’a permis de me sentir « dans mon élément » très rapidement, et de pallier à la solitude de l’entrepreneur

Quand on a gouté à l’expatriation, peut-on revenir en France ? Pensez-vous revenir ou aller ailleurs par la suite ?

Je suis partie en pensant revenir au bout de 2 ou 3 ans. Et puis deux éléments m’ont fait changer d’avis :

– Je me sens à l’aise, moi-même, hors de France. De touriste, je suis devenue expatriée. Je me sens vraiment chez moi, même si à l’étranger.
– Mes retours fréquents en France m’ont refroidi. J’aime toujours beaucoup ma famille et mes amis, mais je me retrouve de moins en moins dans la mentalité française. La morosité économique des 10 dernières années n’arrangeant rien.

Je pense que l’on peut revenir en France après une expatriation, même s’il y a en fait un vrai effort d’adaptation à faire (dans le milieu expat’, on parle souvent du « choc culturel inversé » pour évoquer cette difficulté à se réintégrer à notre propre culture d’origine). Pour ma part, je me projette rester vivre à Istanbul, même si je n’écarte pas de changer à nouveau si besoin est. Je suis heureuse d’avoir créé mon activité professionnelle sur Internet, car cela me donne une grande flexibilité et donc de confiance en l’avenir – où que la vie me mène.

Que vous manque t-il de la France ?

Le fromage et la charcuterie ! La Turquie protège son agriculture locale à renfort de taxes à l’import très élevées (jusqu’à 120% sur certains produits !). Résultat, les produits alimentaires d’import sont soit très chers, soit introuvables. La cuisine Turque est très bonne et relativement facile à adopter (cuisine méditerranéenne). Sans que cela m’empêche de systématiquement rapporter Comté, saucisson aux noisettes, et pâté en croute à chaque visite en France 😉

L’entrepreneuriat est-il aussi tendance qu’en France en Turquie ? Quels sont les secteurs porteurs ?

Je considère la Turquie comme un pays d’entrepreneurs.

Quand j’étais petite, on ne m’avais jamais parlé d’entrepreneuriat – que j’ai alors toujours pensé réservé à une certaine élite, et surtout à un niveau d’expérience très avancé. En France, l’entrepreneuriat se démocratise (merci Internet) et la crise pousse de plus en plus de gens à « se lancer » pour créer leur propre travail, à la hauteur de leurs ambitions et de leurs qualifications. Mais le schéma de réussite reste le même : faire de bonne études, pour décrocher un bon poste, et évoluer dans une/des bonnes boites.

En Turquie, tout le monde rêve d’être son propre patron. Le schéma idéal, c’est créer son activité, pour permettre à ses enfants de la reprendre ensuite (après une expérience salariée pour forger le caractère, tout de même). Il y a en Turquie un grand nombre d’entreprises familiales, aussi bien dans le tissus TPE que dans les entreprises côtés.

Au delà des classes moyennes et supérieures, ceux qui ne font pas d’études ont aussi la volonté d’entreprendre. La ville regorge de petits artisans et de commerçants en tous genres (qui ont été remplacés en France par des chaines de magasins de fringues), les périphéries sont recouvertes d’usines familiales. Même les très pauvres sont entrepreneurs : certains s’installent un stand du jus pressés sur un coin de trottoir, d’autres font les courses pour les grands-mères fatiguées du quartier.

Pas d’aide de l’état, moins de restrictions règlementaires aussi (notamment pour les « entrepreneurs des trottoirs »), encouragent tout le monde à entreprendre pour réussir. A créer sa propre richesse plutôt que de compter sur le système. Food for thoughts 😉

En Turquie, tout le monde rêve d’être son propre patron

Vu de l’intérieur, comment le pays trouve t-il sa place à mi chemin entre l’Europe et le Moyen Orient ? Comment cela se ressent il au niveau du business ?

Historiquement, la Turquie a toujours été un pays tourné vers le commerce international. La route de la soie et le port de Constantinople ont longtemps été au centre des relations économiques mondiales. Aujourd’hui encore, les turques ont vraiment le sens des affaires.

Aujourd’hui, la Turquie est un partenaire économique privilégié de nombreux pays dans la région (Russie, Asie centrale turcophone, Balkans, Egypte, UE, …), même si les désaccords politiques pimentent trop souvent les relations commerciales. Au niveau régional, la réussite économique de la Turquie fait figure d’exception (entre la Grèce d’un côté, l’Ukraine, la Syrie et l’Irak ravagés par la guerre de l’autre). Cependant, la Turquie n’a jamais été une terre d’innovation. La R&D est très peu développée. Même les startups préfèrent importer des concepts (d’occident, souvent), plutôt que de chercher à en créer de toute pièce. La population turque est relativement frileuse à la nouveauté, ce qui rend les entrepreneurs moins enclins à prendre des risques.

La population turque est relativement frileuse à la nouveauté, ce qui rend les entrepreneurs moins enclins à prendre des risques

Des conseils pour un entrepreneur français qui souhaiterait s’installer en Turquie ?

La Turquie est un environnement dynamique et énergisant pour entreprendre. Le coût de la vie y est bien plus abordable qu’en France, ce qui donne une plus grande marge de manœuvre en attendant de pleinement vivre de son activité. Cependant, les démarches administratives lourdes et la culture commerciale très différente de la France peuvent ralentir le développement de votre activité, sans parler des risques liés à la dévaluation fréquente et assez peu prédictible de la monnaie turque. Attention à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier !