“Tout l’enjeu aujourd’hui pour les femmes est de créer des entreprises qui les fassent vivre et qui soient pérennes” Séverine Le Loarn

"Tout l'enjeu aujourd'hui pour les femmes est de créer des entreprises qui les fassent vivre et qui soient pérennes" Séverine Le Loarn

Le renouveau économique fait partie des défis majeurs que doit relever la France au 21e Siècle. Les femmes peuvent y contribuer mais avec quel modèle entrepreneurial ? Comment les accompagner dans cette démarche ? Tel est l’objet de cette nouvelle Chaire « FERE : FEmmes et Renouveau Economique » créée par Grenoble Ecole de Management et le réseau Les Pionnières.

Cette chaire de recherche sera placée sous la responsabilité de Séverine Le Loarne, Professeur à Grenoble Ecole de Management et spécialiste de l’entrepreneuriat féminin et portée par Sandrine Franchini-Guichard, Déléguée générale du réseau Les Pionnières.

Séverine Le Loarne nous en dit plus et partage avec nous sa vision, issue de ses nombreuses recherches, de l’entrepreneuriat féminin :

SEVERINE LE LOARNE_GRENOBLE ECOLE DE MANAGEMENT_© Copyright Alexis Chézière

Qu’est ce qui vous a motivé à vous engager dans la promotion de l’entrepreneuriat féminin et vous spécialiser dans le domaine ?

Je suis ce que l’on peut appeler un chercheur engagé, qui travaille avec des méthodes scientifiques, qui publie ses résultats mais qui a l’intention affichée et travaille aussi sur leur mise en application avec l’ambition d’améliorer les choses. Mon « combat » (de chercheur) est sur le renouveau économique par les femmes, et pas tant sur la promotion de l’entrepreneuriat féminin : Concrètement, comment un territoire peut éviter de se retrouver sinistré sur un plan économique et social lorsque des gros groupes longtemps présents se savent pas trouver des relais de croissance. La solution : tenter de redresser la situation de ces gros groupes tout en en créant de nouvelles entreprises pérennes, dans lesquelles les gens pensent et se réalisent en partie dans leur travail.

Et les femmes dans tout cela ? Mon hypothèse est que les femmes ont une pensée divergente. Ce n’est pas un acquis inné mais c’est issus des pratiques, des perceptions transmises de génération en génération. Dans un monde économique en pleine transformation, où les modèles de la grosse entreprise qui emploie plein de monde, qui a les ressources pour permettre l’intrapreneuriat, etc. sont des modèles en perte de vitesse, je pense qu’elles ont une double carte à jouer : non seulement en étant plus présentes et en prenant les rennes des grands groupes pour les accompagner dans leur transformation et aussi en créant des entreprises pérennes.

Comment j’en suis arrivée à ce constat et à cet engagement ? C’était en 2006. A l’époque, mes recherches portaient sur la créativité organisationnelle : comment crée chaque individu dans une entreprise, comment cet individu doit composer avec les jeux de pouvoir et l’organisation pour faire adopter son idée, le tout à la fois pour faire progresser l’entreprise mais aussi pour que l’individu se réalise dans son travail. Je travaillais aussi sur les dispositifs intrapreneuriaux. Animant des cours d’innovation à Grenoble Ecole de Management, je venais tout juste de créer un prix de l’innovation avec tout ce que cela comportait. J’étais moi-même en quelque sorte une sorte une mini-intrapreneur et mon initiative était portée par l’esprit d’innovation de l’école. Lorsqu’une doctorante, Anna Nikina, est venue me voir car elle souhaitait changer de sujet de thèse dans lequel elle ne s’épanouissait pas, il y a eu un déclic : elle m’a fait part de son expérience entrepreneuriale passée contrariée et attribuait cela au fait qu’elle était une femme : Réalisation de soi par le travail, femme, créativité qui demande à se concrétiser par l’entrepreneuriat : Les ingrédients étaient là…

Mon « combat » est sur le renouveau économique par les femmes, et pas tant sur la promotion de l’entrepreneuriat féminin

D’où est née l’idée de créer cette chaire Renouveau économique et entrepreneuriat féminin et qu’est ce que cela va apporter concrètement ?

La Chaire s’appelle FERE « Femme et Renouveau Economique ». Elle est originale à plusieurs égards. Certes, elle l’est par son positionnement : On parle de Renouveau Economique, l’objectif final, par les femmes. Donc, on ne met pas les femmes, on ne se met pas dans dans une position statique en observant les évolutions d’une parité ou d’une démarche égalitaire comme si elles n’avaient pas leur mot à dire. On s’intéresse aux résultats de leurs actions, à la concrétisation de leur puissance créative.

La Chaire est également singulière car c’est la première Chaire de Recherche qui est bicéphale : elle est portée à la fois par Grenoble Ecole de Management – Ecole de Management dont l’ambition est d’être une Ecole pour le Business qui serve à la Société (et non l’inverse) ET par les Pionnières, premier réseau d’incubateurs et pépinières dédié aux femmes entrepreneures innovantes en France, au Maroc, en Belgique et au Luxembourg.

Que fait-on concrètement ? Trois actions :

Comme toute chaire de recherche, on y produit des études scientifiques, donc à objectifs de publication dans des revues scientifiques qui attestent de la véracité des propos. J’insiste sur ce point car tant d’études sont présentées, résumées, simplifiées. On présente souvent un résultat, le plus attrayant possible en oubliant de regarder la méthode, qui, parfois, ne permet pas d’affirmer avec précision le résultat. Du coup, les accompagnateurs qui s’appuient sur les conclusions activent le mauvais levier et empire une situation ! On a des programmes financés qui explorent des aspects clés du renouveau économique et de la place de la femme dans ce renouveau. En plus de ces programmes, nous montons un observatoire sur des régions cibles qui permet d’identifier dans la durée, l’impact des femmes sur le renouveau économique. Notre zone géographique de travail est l’Europe.

De ces résultats découle la création d’outils d’accompagnement : kit de diagnostics, supports pédagogiques
Ces outils sont testés dans l’incubateur d’expérimentation du réseau Pionnières pour une plus grande diffusion, bien évidemment au sein du réseau Pionnières et ailleurs aussi.

Concrètement, la Chaire n’a de sens que si elle s’accompagne de rendus. Le premier est la production d’une Bande Dessinée « Objectif Entreprendre » dont le héro est une femme, financée par l’IRT Nanoelec – organisme destiné à promouvoir la filière de la nanoélectronique – et éditée par Glénat Concepts. Au travers de cette BD, nous pouvons animer des séances de réflexion sur la reconversion professionnelle (en particulier des femmes) par l’entrepreneuriat.

Qu’est ce qui m’a conduit à ce résultat ?

L’idée de la Chaire est en germe depuis que j’ai terminé l’étude avec Réseau Entreprendre & Les Pionnières, donc depuis 2013. Elle s’est nourrie au fil de nombreuses rencontres avec des entrepreneurs, hommes comme femmes d’ailleurs. Dans la foulée de cette étude, j’ai poursuivi les contacts avec ces réseaux mais en ai noué aussi d’autres.

Lorsque Grenoble Ecole de Management m’a proposée en 2015 de transformer mon initiative en Chaire, j’ai réfléchi à sa forme (est-ce que je voulais vraiment créer une Chaire de Recherche ? Pourquoi pas une autre structure ?) et à sa finalité : l’équité femmes – hommes au travail est certes une cause que je respecte mais qui n’est pas mon combat. Des personnes qui sont devenues les marraines de la Chaire, je pense à Marie-Caroline Bizet qui a créé la Fondation Accor et qui est désormais serial entrepreneur à Shanghai et à Mireille Fougère, actuellement à la cour des comptes et que j’avais vu accompagner le changement de la branche voyageur de la SNCF, m’ont beaucoup aidé à identifier une action dans laquelle je crois et que j’ai envie de porter sur plusieurs années et à mettre en œuvre une structure qui soit pérenne et utile: servir un renouveau économique.

Quant à la décision de co-créer avec les Pionnières, elle remonte à 2014 : En échangeant avec Sandrine Franchini, déléguée générale du réseau, nous nous sommes rendues compte que nous avions des visions pédagogiques très proches (l’enseignement en Bande Dessinée), les résultats concrets… Lorsqu’elles m’ont fait part de leur idée de relancer leur observatoire mais aussi de s’implanter sur Grenoble, la complémentarité était évidente et l’équipe entrepreneuriale pour monter la Chaire était là!

Selon vous, pourquoi les femmes entreprennent si peu en France ? Est-ce la même situation en Europe, aux USA, en Asie ?

Dire que les femmes entreprennent peu est vrai et faux: certes, je pense qu’elles restent bien moins nombreuses que les hommes mais les chiffres diffusés ne s’accordent pas ; les études qui reposent sur un sondage évoquent un taux de 30 à 36% d’entreprises créées par des femmes tandis que les données en temps réels parlent de 13 % environ mais ces dernières études ne retiennent que les dirigeants d’entreprises type SA, SARL, SAS, etc. Les entrepreneurs qui fonctionnent sous la forme de portage salarial ou créent des associations ne sont pas présents alors que ces structures sont des viviers de femmes entrepreneures. Ce qui est vrai c’est qu’on semblerait loin de la parité en entrepreneuriat et que les femmes ont des structures entrepreneuriales qui sont peu visibles.

Que l’on se rassure, notre situation est similaire à tous les pays développés. Les USA, mais attention, les USA, c’est vaste, affichent des taux d’entrepreneuriat féminin supérieurs à 40% mais sans grand détail. Les femmes espagnoles semblent tirer leur épingle du jeu et les femmes entrepreneures de la région de Barcelone se font beaucoup remarquer par leurs actions. En Asie et en Afrique,, il faut vraiment distinguer les zones géographiques que l’on peut considérer comme développées, donc comparables à chez nous et les zones de campagnes. Dans les zones dites développées, tous les pays semblent au même point. Au Japon, le premier ministre a inscrit la place de la femme dans le renouveau économique, les résultats sont encore pratiquement néants et tiennent à l’image de la femme dans la société. Les premières études chinoises sur la situation de l’entrepreneuriat féminin attestent que les chinoises rencontrent aussi beaucoup de difficultés à créer des entreprises pérennes et rentables. Cependant, quelques exemples de femmes entrepreneurs existent.

Dans les pays en voie de développement, là, en revanche, c’est différent : l’entrepreneuriat n’existe pas : il est consubstantiel à la vie ! Sur la quantité d’entreprises – certes, on parlera de micro–entreprises -, ils nous battent vraiment : les femmes tirent les économies locales.

On semble loin de la parité en entrepreneuriat et les femmes ont des structures entrepreneuriales peu visibles

Que faire pour inciter les femmes à créer leur entreprise ?

Pour moi, l’enjeu n’est pas là. Créer une entreprise est une chose facile à faire et bon nombre d’actions se sensibilisation sont menées. Dans les écoles de management, autrefois, la carrière idéale – pour les filles comme pour les garçons – était de travailler dans l’audit comptable et d’être directeur financier ou d’intégrer une grosse structure comme L’Oréal et de devenir directeur marketing. Ces carrières idéales persistent mais l’idéal est aussi de créer sa structure et d’imiter Google, Linkedin ou autre entreprise du digital. L’entrepreneuriat est une démarche idéale vraiment véhiculée pour les étudiants. Les femmes ne peuvent pas échapper à ce mouvement général.
Autre point, qui fait sans doute moins rêver : les familles monoparentales, les évolutions de carrière, les pertes d’emplois sont autant de phénomènes qui vont contraindre – car, dans ce cas, pour moi, l’entrepreneuriat n’est pas vraiment désiré – les femmes à plus entreprendre.

Donc, pour moi, l’enjeu est ailleurs : il s’agit pour les femmes de créer des entreprises qui les fassent vivre et qui soient pérennes. Pour y arriver ? La solution me semble évidente : un travail dès le début de la réflexion sur les objectifs que la femme souhaite atteindre, le seuil minimal de revenus acceptable et dans quel délai et le modèle économique afférent.

On dit aussi souvent que les femmes se contentent de petits business, est-ce une réalité ? Qu’elles en sont les causes ?

Oui, comme je viens de l’évoquer, heureusement ou malheureusement d’ailleurs. Se contenter me semble péjoratif.
C’est vrai que bon nombre d’entreprises créées par des femmes sont unipersonnelles. Donc, de fait, le CA est généré par une seule personne mais cela peut être l’ARBRE QUI CACHE LA FORET.

D’une part, Je rencontre des femmes à succès qui ont créé une structure unipersonnelle et qui s’épanouissent vraiment avec et leur permet de vivre. D’autre part, certaines femmes – et elles sont de plus en plus nombreuses – ont créé et dirigent une entreprise uni-personnelle mais DE RESEAU. Concrètement ? Elles externalisent leur activité au maximum. La conception de leur produit ? Externalisée à une agence de fabrication en France ou ailleurs. Le graphisme et la communication ? Pareil. En ce sens, oui, l’activité est petite mais le business est gros… aussi gros que celui d’une petite PME, sauf que la femme ne gère pas l’activité de gestion du personnel. Elle gère le réseau.
Certes, cette situation est encore minoritaire car les femmes ont encore peu de réseau mais elle s’inscrit dans une tendance.

Quels seraient les premiers freins à lever pour que les femmes lancent leur business ?

Encore une fois, l’enjeu n’est pas de lancer un business mais un business qui marche. Je pense que le rôle modèle permettra aux femmes de considérer que l’entrepreneuriat est une voie de carrière parmi d’autres, c’est un incontournable. L’introduction de cette « option » comme possible doit s’opérer très tôt… dès le lycée. Après, la construction de la personnalité est déjà faite… les choix de vie peuvent se rétrécir chez certaines filles.

L’enjeu n’est pas de lancer un business mais un business qui marche

Constate-t-on des disparités en fonction du territoire, de l’éducation, de la situation familiale et autre ?

Oui. Comme pour les hommes, on constate que les femmes qui nouent avec l’entrepreneuriat à succès (pérennité et croissance) sont issus de famille d’entrepreneurs au sens large (professions libérales, etc.). Je pense que cela est du à un apprentissage de l’entrepreneuriat « sur le tas »: les connaissances ont été acquises de manière innée. Dès lors, dans ce contexte spécifique à la France mais aussi à d’autres régions comme l’Italie du Nord, le diplôme représente une sorte d’adoubement : il atteste que l’individu – hommes comme femmes – peut prétendre à être entrepreneur. En revanche, ce qui est spécifique aux filles, c’est la présence de la figure paternelle qui pousse la jeune femme à s’accomplir dans les études, dans la vie professionnelle. Cela ne fait pas tout mais on retrouve cette donnée dans tous les entretiens menées avec des femmes entrepreneurs dites « à succès”

Pour le reste, est que qu’il y a des différences territoriales, on sait peut de chose. On sait déjà que l’entrepreneuriat est « clusterisé », c’est à dire qu’il est fortement ancré dans le territoire : la Silicon Valley mais aussi le Plateau de Saclay, La zone de Grenoble, de Lyon sont, par définition, des terres d’entrepreneuriat innovant car il y a des grands groupes et de fortes universités qui publient un grand nombre de brevets. Pas étonnant donc de trouver des femmes parmi ces entrepreneurs. Pour le reste, toutes activités confondues, est-ce qu’il existe des zones où il y a plus de femmes entrepreneurs que d’autres ? C’est justement un des objectifs de la Chaire !!! Réponse dans quelques mois !

Les femmes entrepreneurs ne manquent-elles pas aussi de rôles modèles qui les motiveraient à faire “comme elles » ?

Oui et non : oui, comme nous venons de le voir mais attention : ça marche à condition que les femmes trouvent leur rôle modèle. Or, ce dernier ne se décrète pas. Qu’est ce qui fait qu’à un moment une personne est inspirée par quelqu’un d’autre ? Et qui est cet autre ? Doit-il être nécessairement une femme? Pour le moment, les organisatrices de la semaine de sensibilisation à l’entrepreneuriat féminin le pensent. Elles n’en sont qu’à leur 4ème édition et je pense qu’une analyse serait nécessaire.

Est-ce que la nouvelle génération est plus prête à entreprendre que leurs ainées ?

Oui et non : oui sans réserve pour les générations d’enfants d’entrepreneurs, oui pour certains diplômés Bac + 5, oui, et là malheureusement, car les perspectives d’emplois ne sont pas toujours bonnes. Face à la difficulté de trouver un emploi et à l’image très positive que confère le fait d’être entreprendre, couplée au développement du statut d’étudiant entrepreneur, les intentions entrepreneuriales des jeunes femmes dans les grandes écoles sont très légèrement supérieures à avant… très légèrement supérieures car sur une promotion, à peine 10% expriment cette intention… et entre l’intention et la création… Non car je pense que des classes sociales ne sont pas encore exposées à l’entrepreneuriat (pour les femmes comme pour les hommes d’ailleurs) et ce point est à travailler !!!

Des classes sociales ne sont pas encore exposées à l’entrepreneuriat, pour les femmes comme pour les hommes d’ailleurs